Les Lohkastreppler du Engelhof
dans la conquête du droit des enfants...
par Philippe SCHULTZ
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Nous sommes en 1886, dans l’enceinte de la tannerie SIMON, au « Engelhof », dans une cour étroite de la rue de la Kirneck. A droite, sur le mur, un petit panneau indique le n° 16, ce qui ne correspond plus à la numérotation actuelle de cette rue.
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Le peintre alsacien Frédéric Théodore LIX (1830–1897) capture ici une scène exceptionnelle du quotidien ouvrier qui en dit long sur la condition des enfants à cette époque. De cette même scène, il réalisera, par la suite, une gravure qui sera largement diffusée, notamment sous forme de carte postale.
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Le tableau* est peint à l’huile sur toile (63 cm / 50 cm) à la demande d’Adolphe Bürcki (1832-1903), tanneur, qui, le 27 juillet 1886, l’offrira à son filleul Jules, fils de Gustave Degermann, des tanneurs bien connus à Barr.

Une œuvre de mémoire silencieuse
La scène se déploie dans une cour encadrée par des murs en pierre et bois, typiques de l’architecture artisanale alsacienne du XIXe siècle. Le sol est recouvert d’une fine couche de paille mêlée de poussière.
La scène est ordonnée malgré la rudesse du décor : tout est organisé selon les gestes précis et bien rôdés d’un travail répété chaque jour.
Bien qu’au second plan, Emile Arnold, un adolescent de 15 ans, occupe le centre de la composition. Son pied droit est posé sur un moule en fer cerclé (Lohkasring), à l’intérieur duquel il compacte du tan, écorces de chêne ayant été utilisées dans le process de tannage du cuir. Il presse cette matière avec ses pieds, chaussés de sabots plats, spécialement adaptés pour répartir la pression sur la surface du moule. Son corps penché légèrement vers l’avant, il s’appuie sur un bâton en bois posé à l’horizontale sur deux supports en croix : un outil rustique qui lui permet de garder l’équilibre pendant l’effort.
À côté de lui, on distingue, à même le sol, plusieurs mottes de tan déjà moulées, les fameux Lohkas (traduit "fromage de tan"), empilés avec soin sur une tablette en bois. La présence de paille derrière lui n’est pas anodine : Emile en ajoute une petite quantité, pour renforcer la tenue du produit moulé et faciliter son séchage. À proximité, un seau en bois contenant de l’eau suggère que le tan, parfois trop sec, était légèrement humidifié avant le moulage.
Devant lui, un tas de tan brut attend d’être traité.
À droite, au premier plan, Emilie Arnold, sa sœur âgée de 12 ans. Elle vient de charger une planchette sur laquelle est posée une dizaine de mottes de tan moulées. Le poids de chaque motte moulée étant d’environ 500 grammes, l’ensemble peut être évalué à près de 6 kg.
Tourné vers nous, le visage d’Emilie est grave, presque adulte, mais sans résignation : on y lit plutôt l’habitude, la concentration, et peut-être une forme de fierté discrète. Elle se prépare à transporter cette charge au fond de la cour, où l’on aperçoit des étagères en bois surélevées. C’est là que les mottes seront laissées à l’air libre pour sécher entièrement avant d’être vendues comme combustible.
L’ambiance générale est sobre, baignée dans une lumière douce qui révèle la texture des matériaux : le bois rugueux, la paille dispersée, les murs ternes.
Un précieux témoignage et une transmission de la mémoire
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Le regard du peintre s’attarde sur les gestes, sur la matière, sur l’équilibre des corps au travail. Tout est juste, mesuré, profondément humain. On ne peut que deviner l’odeur persistance, marquée par la macération des peaux brutes que les écorces de chêne ont, dans un lent processus, contribué à rendre imputrescibles.
Ces enfants sont les « Lohkastreppler », terme typiquement alsacien que l’on peut traduire par "piétineurs de tan". Il est alors utilisé partout en Alsace où, près des rivières, on tanne le cuir.
Les deux enfants ne sont ni des héros, ni des victimes dans l’œil du peintre, mais simplement les petits ouvriers du quotidien — ces milliers d’enfants qui, au XIXe siècle, ont grandi trop tôt, à force de devoir travailler.
Frédéric Théodore LIX observe avec pudeur, il donne à voir sans souligner. Mais dans la précision des gestes, dans la composition rigoureuse, dans la lumière posée sur les visages, il raconte une réalité sociale profonde. Son tableau est un hommage discret à cette enfance travailleuse, à ces mains jeunes qui ont façonné l’histoire économique et humaine de leur époque.
Il nous rappelle que le droit à l’enfance est une conquête, et que derrière chaque loi, il y a des visages, des histoires, des vies entières données au travail dès le plus jeune âge. Comme celles d’Emile et Emilie, les Lohkastreppler de l’Engelhof.
Le contexte social et législatif : conquérir le droit des enfants
À Barr, en 1886, le droit du travail en vigueur est allemand, l’Alsace ayant été annexée par l’Empire allemand, après la guerre de 1870-71. Une loi impériale (Gewerbeordnung) interdit le travail des enfants de moins de 12 ans dans les usines depuis 1878, limite les horaires, mais tolère encore largement le travail dans les ateliers familiaux et les petits métiers ruraux. Ce tableau en est l’illustration silencieuse.
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En France, des lois similaires émergent : en 1882, Jules Ferry rend l’école obligatoire jusqu’à 13 ans, et en 1892, une loi interdit le travail des enfants de moins de 13 ans dans l’industrie. Mais ces avancées n’ont pas été offertes généreusement. Elles sont le fruit des longues luttes du monde ouvrier, des grèves, des pétitions, des solidarités naissantes dans le mouvement syndical.

*collection privée Nicolas Degermann